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· Date: 2007/7/31 ·

Blog: chats guitares et violettes

Politiques de la mémoire

Politiques de la mémoire

Des traitements de la haine

par Barbara Cassin



Comment éviter que la lumière sur les faits et les actes passés ne fasse imploser toute communauté qui tente une refondation ? Le traitement de la haine, qui accompagne la guerre civile, est l’un des problèmes conjoncturels les plus aigus en politique L’article porte sur deux procédures d’exception : à Athènes, après la guerre civile, le décret de 403, la première procédure d’amnistie ; et, dans l’Afrique du Sud d’aujourd’hui, la commission Vérité et Réconciliation. que l’on confronte avec une procédure « normale » : celle de la gestion des archives sensibles, telles que nous la pratiquons en France.Chemin faisant, on espère mettre en lumière certains liens entre politique et pratique discursive, et tirer quelques enseignements quant aux manières dont peuvent se nouer vérité et politique.


A Nicole Loraux

Plutarque, dans La Vie de Solon (21), note : "Et il est politique d’ôter à la haine son éternité". Le traitement de la haine, qui accompagne la guerre civile, est l’un des problèmes conjoncturels les plus aigus en politique. Comment éviter que la lumière sur les faits et les actes passés ne fasse imploser toute communauté qui tente une refondation ?
La gestion du rapport entre passé et futur, déterminante d’un présent politique, a connu des modèles très différents au cours de l’histoire. Je voudrais en comparer trois, radicalement hétérogènes, mais qui me semblent susceptibles de s’éclairer mutuellement. Il s’agit de deux procédures d’exception : à Athènes, après la guerre civile, le décret de 403-c’est, autant qu’on sache, la première procédure d’amnistie ; et, dans l’Afrique du Sud d’aujourd’hui, la commission Vérité et Réconciliation. A confronter avec une procédure "normale" : celle de la gestion des archives sensibles, telle que nous la pratiquons en France, par exemple quant à la dernière guerre mondiale [1].




1. Athènes ou l’amnistie-amnésie

Entre "amnistie" et "amnésie", la rapprochement dans nos langues n’a rien de fortuit, puisqu’il est de l’ordre du doublet étymologique. Mais un décret d’amnésie heurte, bien autrement qu’un décret d’amnistie, tout ce que nous cultivons aujourd’hui comme devoir de mémoire.
Nous sommes à Athènes, à la fin du Vème siècle avant J.C. La guerre du Péloponnèse, entre Athènes et Sparte, vient de prendre fin avec la défaite d’Athènes. Les Trente tyrans s’emparent du pouvoir et, sous l’impulsion de Critias, commencent à tuer et à confisquer les biens. Quinze cents Athéniens, soit une proportion considérable des citoyens, périssent ainsi, avec leur nom porté sur une liste, d’ailleurs susceptible d’être, parfois moyennant finance, arbitrairement effacé [2] ; tous ceux qui peuvent s’enfuient. Les Trente sont spartophiles, ils collaborent et la garnison du vainqueur campe dans l’Acropole. La guerre civile se déclenche, sanglante et brève : elle dure un an. C’est du Pirée que part la reconquête démocratique. Sitôt que les démocrates, conduits par Thrasybule, reprennent le pouvoir, en 403, ils promulguent un décret d’amnistie.
Stasis et troubles discursifs
Pour que les faits prennent sens, il faut expliciter comment le grec et les Grecs se représentent la stasis, la "guerre civile", et le contenu du décret inventé pour y mettre fin.
Stasis, le nom d’action qui correspond à la racine de estên, "tenir droit, être debout", est l’un de ces mots grecs si manifestement freudiens . Il signifie à la fois "le fait d’être debout", donc l’emplacement, la position, la stabilité, la fermeté, et "le fait de se lever", donc le soulèvement, la rébellion . Si bien qu’en terminologie politique, le mot désigne couramment tantôt, au niveau public, l’ "état" (Polybe, 16, 34, 11), et, au niveau individuel, la "position" d’une personne dans la société (Polybe, 10, 33, 6) ; tantôt le "parti", la "faction" (Hérodote, 1, 59), et, plus généralement, la "guerre civile" elle-même (Thucydide, 3, 68-86 ; Isocrate, 178 e). Comme si l’Etat se trouvait nécessairement lié à l’insurrection, comme à son ombre ou à sa condition de possibilité.
Quant à la guerre civile, elle est décrite comme une "maladie". Le célèbre palimpseste de Thucydide donne le ton, qui analyse la stasis de Corcyre (3, 69-86) avec les mots de la peste d’Athènes (2, 47-54). La "maladie" (nosêma) produit le "désordre", l’ "illégalité" (anomia ; 2, 53) ; et dans la guerre civile, cette anomie va jusqu’à changer l’usage normal de la langue : "On changea jusqu’au sens usuel des mots par rapport aux actes dans les justifications qu’on en donnait" (3, 82).
Qu’on m’autorise ici quelques remarques d’actualité. Quand Philippe Salazar évoque le Population Registration Act 30 de 1950, le registre de la langue constitue pour lui à juste titre le niveau d’analyse pertinent : "On admirera les prouesses linguistiques des Lycurgue d’Afrique australe" (Salazar, p. 27). L’Acte est bel et bien celui d’un nomothète, qui transforme le sens des mots : "Au nom de sa Très Excellente Majesté le Roi, du Sénat et de l’Assemblée de l’Union sud-africaine, il est promulgué que : [...] Une ’personne de couleur’ désigne une personne qui n’est pas blanche ou indigène. [...] Un ’indigène’ (native) désigne une personne qui est en fait ou est communément considérée de toute race aborigène ou tribu d’Afrique. [...] Une ’personne blanche’ désigne une personne qui est évidemment telle ou qui est communément acceptée comme une personne blanche, à l’exclusion de toute personne qui, bien qu’étant en apparence évidemment blanche, est communément acceptée comme une personne de couleur". Ainsi, la loi fondamentale de l’apartheid relève, entre autres, de la stasis comme anomie discursive. La stasis grecque est une maladie publique qui, dans sa phase paroxystique, se traduit par un trouble du langage, ou encore : la "langue de bois" est un artefact totalitaire. On peut d’ailleurs constater qu’ici et maintenant on la soigne, aussi, par un retour au langage ordinaire. Ainsi, dans la nouvelle Afrique du Sud, elle a été prise en charge très scrupuleusement au niveau du discours, avec la Truth and Reconciliation Commission qui a instauré le recours aux mots de tous les jours, au récit ("to tell their story"), comme partie intégrante d’un "process of national healing".
"Et je ne rappellerai pas..."
On peut lire le texte du décret dans son entier chez Aristote, dans la Constitution d’Athènes (39) [3]. Il commence par une réglementation de l’émigration, propre à assurer la paix civile. Ceux qui sont restés dans la ville et se sont compromis avec les Trente peuvent, s’ils le veulent, émigrer à Eleusis, en conservant leurs droits de citoyens, leur liberté pleine et entière et la jouissance de leurs biens, à la seule condition de s’inscrire dans les dix jours et de quitter Athènes dans les vingt jours.
Mais le dernier paragraphe du décret est une réglementation de la mémoire, autrement drastique : "Le passé (ou : les évènements, tôn parêlêluthotôn), il n’est permis à personne d’en rappeler le souvenir contre personne (mêdeni pros mêdena mnêsikakein exeinai)" [4]. Le verbe utilisé, mnêsikakein, compose la "mémoire" (mnêmê) et les "maux" (kaka) ; il se construit avec le génitif de la chose et le datif de la personne : quand on rappelle des malheurs, on les rappelle toujours "contre", on les reproche, on exerce des représailles [5] . Cependant, le décret n’a pas pour objet d’interdire les représailles, mais bel et bien, en amont, de censurer le souvenir. On peut en voir la preuve dans la manière dont Plutarque rapproche, comme deux exempla d’une même attitude susceptible de "forger un caractère et une sagesse " pour ceux d’aujourd’hui, le décret de 403 et l’amende dont, en 493, le poète tragique Phrynicos fut frappé pour avoir représenté la prise de Milet. Le théâtre fond en larmes, et Phrynicos paye mille drachmes pour "anamnèse des malheurs nationaux" (anamnêsanta oikia kaka) [6].
Les modalités d’application du décret furent, elles aussi, drastiques. Archinos, dit Aristote, kalôs politheuesthai , "fit là de la belle et bonne politique", ou, si l’on m’autorise un néologisme littéral, "citoyenna" magnifiquement (Constitution, 40). Qu’on en juge : une ruse et une exécution sommaire, ou beaucoup de réalisme. La ruse concerne le délai d’inscription "Beaucoup songeaient à émigrer, mais remettaient leur inscription au dernier jour (ce qu’on fait d’ordinaire). Archinos, ayant remarqué leur nombre, voulut les retenir et supprima les derniers jours du délai d’inscription ; et ainsi beaucoup de gens furent forcés de rester, malgré eux jusqu’à ce qu’ils fussent rassurés" (40). Puis l’exemple : "L’un de ceux qui est revenu commence à rappeler le passé (mnêsikakein). Archinos le mène devant le Conseil et persuade qu’on le mette à mort sans jugement : c’est maintenant qu’on doit montrer si l’on veut conserver la démocratie et respecter les serments ; le relâcher, c’est encourager les autres à agir comme lui, l’exécuter, c’est un exemple pour tous. C’est ce qui arriva -conclut Aristote- : quand on l’eût mis à mort, personne jamais ne rappela plus le passé (emnêsikakêsen)" (40).
Enfin, le décret se double d’un serment en première personne. Andocide [7] cite la lettre de ce serment "que vous avez tous prêté après la réconciliation" : "Et je ne rappelerai pas les malheurs contre aucun des citoyens (kai ou mnêsikakêsô tôn politôn oudeni)". De plus, ce serment est constamment réactivé, car c’est celui, relevant des devoirs de sa charge, que doit régulièrement prêter chaque juge athénien avant de siéger.
L’amnistie est là pour construire une communauté et ses institutions sur une amnésie partagée.
User politiquement du malheur
Le jugement d’Aristote sur ce décret historique est très instructif. Les Athéniens, dit-il, "en usèrent (khrêsasthai) avec les malheurs précédents en privé et en public (kai idiai kai koinêi) de la manière la plus belle et la plus politique ; non seulement, en effet, ils effacèrent les accusations portant sur le passé, mais ils rendirent en commun (koinôs) les emprunts (ta khrêmata) faits aux Lacédémoniens par les Trente, alors que les conventions prises stipulaient que les deux partis, ceux de la ville et ceux du Pirée, paieraient séparément : ils jugèrent en effet que c’était par là qu’il fallait initier le consensus (tês homonoias) " (40). On constate, de fait, que l’amnistie - l’ "effacement", comme on érase un nom sur une liste - est bien une conséquence de la prescription d’amnésie.
Mais je voudrais souligner deux termes nouveaux.
Le premier désigne la méthode des Athéniens : ils "usèrent", khrêsasthai, le verbe-clef du relativisme, avec en écho le substantif issu de la même racine, ta khrêmata , ce dont on use, les richesses et, en l’occurrence, les "emprunts". Quelle que soit la traduction adoptée, il faut savoir qu’il s’agit ici de ce dont parle Protagoras dans sa phrase emblématique : "L’homme est mesure de toutes choses [pantôn khrêmatôn] ". Les Athéniens utilisèrent le malheur pour en faire de la belle politique, et cette transformation, cette transmutation, comme le signale l’adjectif adverbial ("de la manière la plus belle"), tient de l’art, du chef d’œuvre, voire de l’esthétique politique.
Le second terme définit la visée : initier le "consensus", la "concorde", homonoia, littéralement la mêmeté (homo-) des esprits et des sensibilités (-noia). Cela passe par une convergence du privé (idiai) et du public (koinêi), telle que le public, le commun, prévale, comme le manifeste symboliquement la décision d’être financièrement solidaire, et de traiter les emprunts faits par les partis adverses comme une seule et même dette publique.
Qu’est-ce qu’un acte politique ?
Je propose de tirer de ce modèle grec les enseignements suivants.
On peut définir l’acte politique comme un point de bascule, qui "utilise" (krêsthai) un état ancien pour passer à un état nouveau. En l’occurrence, l’état ancien est la stasis, la guerre civile, et l’état nouveau est l’homonoia, le consensus. Pour produire la transformation, il faut saisir le kairos, l’ "opportunité", l’ "occasion", le "bon moment" (cette irruption ou interruption dans le cours du temps que les Grecs ont coutume de personnifier par un jeune homme, en pleine course et parfois pourvu d’ailes, chauve par derrière, qu’il faut donc attraper par son toupet de devant -"saisir l’occasion par les cheveux", comme nous disons en français), au moyen d’une krisis, d’un acte de distinction et de jugement, qui repère la crise, le moment critique, comme en médecine, lorsque la décision se produit entre issue fatale et guérison. Cette krisis est, en l’occurrence, le décret d’amnistie, un texte daté, qui, comme il est stipulé à propos de la TRC, propose "a firm cut-off date" [8], un avant et un après. L’acte politique par excellence est ainsi celui qui sait, littéralement, catastropher la catastrophe, et faire que le mal devienne irréversiblement un plus grand bien [9].
Cet acte politique est, d’une manière ou d’une autre, un acte de langage. Non seulement le décret est écrit et promulgué, mais il a pour effet d’arrêter le bougé des mots caractéristique de la stasis et de leur rendre leur pouvoir performatif : "Je ne rappellerai pas les malheurs". Cette réassurance du langage sur ses bases sémantiques et pragmatiques produit un langage commun ; et c’est cela même qui permet le passage du "je" au "nous", la constitution d’un "avec", d’un "ensemble", d’un con-sensus.
L’autonomie du politique
Quelle est alors exactement la place de la vérité dans un tel contexte ? La réponse est à chercher, encore une fois, du côté du khrêsthai, de l’usage et de l’utilité. Revenons à Protagoras, et à l’apologie qu’en propose Socrate, explicitant, comme s’il était Protagoras en personne, la phrase sur l’homme-mesure, dans le Thééthète (166-167) :
"Voilà comment je définis le sage : tout ce qui à l’un de nous apparaît et est maux, en invertir le sens , de sorte que cela lui apparaisse et soit biens [...]. C’est d’une disposition à la disposition qui vaut mieux que doit se faire l’inversion ; or le médecin produit cette inversion par ses remèdes, le sophiste par ses discours. D’une opinion fausse en effet, on n’a jamais fait passer personne à une opinion vraie [...]. Les opinions sont meilleures les unes que les autres, en rien plus vraies [...] Ceux des orateurs qui sont sages et bons font que ce sont les choses utiles (khrêsta) aux cités au lieu des pernicieuses qui lui semblent et sont justes et belles".
Ce manifeste du relativisme, qui écrase l’une dans l’autre la sphère de l’être et celle de l’apparaître ("apparaît-et-est" [10]), refuse que le vrai soit l’instance suprême. Simultanément, il récuse l’unicité du bien (quelque chose comme l’idée du Bien, qui pourrait garantir en mode platonicien l’unicité de la vérité) au profit du "meilleur" : on passe au comparatif, et à un comparatif relatif -un meilleur est "meilleur pour" quelqu’un, homme ou cité, dans telle circonstance, et non dans telle autre.
Cette position, qui refuse d’identifier vrai et bien ou de les déduire l’un de l’autre, je propose de le nommer : "autonomie du politique". Il me semble [11]qu’il existe deux grandes manières philosophiques, et deux seulement, d’articuler vérité et politique.
Première option, la plus courante chez les philosophes, l’ "hétéronomie du politique" : c’est l’ontologique qui détermine politique. L’être et la vérité sont la clef ou le critère de la valeur. Le paradigme le de cette position est Platon, et son philosophe-roi, pour qui la theôria, la contemplation des idées et la science dialectique, sont l’unique condition du bon gouvernement. C’est l’option, stricto sensu métaphysique, qui court de Platon à Heidegger. Emblématique à cet égard est la perception que Heidegger a des Grecs et de leur grandeur, y compris politique. Dans le Parmenides, il fait résonner sous polis, "la cité", le vieux verbe grec pelein, qui signifie einai, "être", et il en vient à soutenir que, si la polis n’est en soi que le pôle du pelein, alors "c’est seulement parce que les Grecs sont un peuple absolument non politique" qu’ils ont pu et dû venir à la fonder. Autrement dit, l’essence du politique n’est rien de politique, et les Grecs n’ont inventé la politique que parce qu’ils ont inventé la pensée de l’être.
Seconde option : l’autonomie du politique. Elle permet de tirer un autre fil de la tradition, que je fais, non sans arbitraire, commencer à la sophistique. Il est possible que ce commencement soit simplement son moment le plus radical : celui où l’ordre de l’être et de la vérité, non seulement ne commande pas l’ordre de l’agir, mais est commandé ou, plus exactement même, crée par lui - quelque chose comme une hétéronomie de l’ontologie, cette fois. Avec la sophistique en effet, l’action, et en particulier l’action discursive, la "rhétorique", produit l’être, produit le réel, et produit notamment cette réalité jusqu’alors inédite, transie de discours et continûment performée, qu’est la cité et son consensus. Aristote, tout en distinguant très soigneusement les ordres pour faire la place à une science de l’être en tant qu’être, propose, en utilisant les sophistes contre Platon, une hiérarchisation pratique : "La politique -écrit-il au début de l’Ethique à Nicomaque (I, 1, 1094 a 25-30)- est la science suprême et architectonique par excellence", et, un peu plus loin : "la fin n’est pas la connaissance mais l’action". Parmi nos contemporains, Hannah Arendt se situe explicitement, en s’opposant à Heidegger, du côté de la tradition sophitico-aristotélicienne, quand elle stipule que "considérer la politique dans la perspective de la vérité veut dire prendre pied hors du domaine du politique" [12] , ou lorsqu’elle refuse pour son propre compte, dans un entretien avec Günter Gaus, de laisser subsumer son travail sous le terme de "philosophie politique" : "La différence, voyez-vous, tient à la chose même. L’expression ’philosophie politique’, que j’évite, est déjà extraordinairement chargée par la tradition [...] Il [le philosophe] ne se tient pas de façon neutre en face de la politique : depuis Platon ce n’est plus possible !" [13].
Rest à savoir alors, dans le cas de l’autonomie du politique, si le titre du colloque qui nous réunit peut encore avoir un sens : Truth in politics ? La piste de réponse, toute protagoréenne, que je suggère, me paraît de loin la plus sérieuse : "vrai" ne peut alors rien vouloir dire d’autre que "meilleur".


2. TRC et full disclosure

Ces quelques réflexions d’helléniste permettent-elles de mieux appréhender, même très partiellement, l’intelligence du dispositif original que constitue la Commission Vérité et Réconciliation ?
Au premier abord, le contraste avec le décret d’amnistie athénien est complet. A Athènes, il faut "ne pas se souvenir", "ne pas rappeler". En Afrique du Sud, l’impératif est celui de "full disclosure" [14], et seul ce qui fait l’objet d’un tel déploiement est amnistiable. On est donc confronté à deux politiques opposées de la mémoire : la forclusion ou l’anamnèse, le silence ou le récit, la clôture du passé dans le présent, avec un passé dépassé (en allemand, Vergangen), ou la construction du futur au moyen d’un passé vivant et actif face au présent (un Gewesen en face d’un Gegenwart).
Cependant, nous avons déjà repéré un certain nombre de traits communs, dont je voudrais tenter à présent la synthèse, et qui obligent à reconsidérer ce premier jugement.
L’ordre des mots, "Vérité et Réconciliation", fournit à lui seul une première indication forte. La finalité en effet n’est pas la vérité, mais la réconciliation : on ne cherche pas la vérité pour la vérité, mais en vue de la réconciliation Le "vrai" n’a pas ici d’autre définition et, en tout cas, pas d’autre statut objectivable, que celui du "meilleur pour". Ce "pour", à son tour, est explicitement un "pour nous", La TRC est l’acte politique qui, comme le décret de 403, fait coupure (a firm cut-off date), et se charge d’utiliser le mal, de transformer les malheurs, torts et souffrances, pour en faire des biens, un passé commun sur lequel construire le "nous" d’une rainbow nation.
Ce passage d’un état moins bon à un état meilleur est analogue au traitement d’une maladie : What is therefore envisaged is reconciliation through a process of national healin ajoute le " Mémorandum ". Il relève donc du discours comme remède -c’est là, disait Protagoras, on s’en souvient, le pharmakon du sophiste. Il relève en même temps [15] du discours comme performance, dans tous les sens du terme, du pragmatique au théâtral. C’est ainsi, théâtralement, qu’il faut interpréter le caractère spectaculaire de cette commission, siégeant urbi et orbi en tournée de ville en ville, pour tous et pour chacun, avec retransmission télévisée le dimanche soir. C’est ainsi non moins, pragmatiquement, qu’il faut entendre l’exigence repétée et presque incantatoire de "tell the truth", "tell their story" : de même que les discours, délibératifs, épidictiques et judiciaires, performaient la cité grecque, ce monde "le plus bavard de tous" pour reprendre un mot de Burkhardt, l’acte de story-telling performe l’histoire encore inédite de la communauté sud-africaine qui se constitue par là-même, et l’histoire-history est tissée des histoires-stories.
La vérité qu’il faut au récit
J’aimerais m’arrêter un instant sur le sens que peut avoir dans cette perspective l’injonction de dire la vérité. "Qui dit ce qui est (legei ta eonta) reconte toujours une histoire, et dans cette histoire, les faits particuliers perdent leur contingence et acquièrent un signification humainement compréhensible" ("Vérité et politique", cit., p. 333) : Arendt me semble au plus près de nouer, d’une certaine manière, l’Afrique et la Grèce. Ce dont il s’agit en effet ici, ce n’est pas de la vérité philosophique, celle de l’epistêmê, dialectique ou science de l’être, mais bien plutôt de la vérité du récit. Ainsi retrouve-t-on la force de la mimêsis, qui permet de lier dans la même botte la Poétique d’Aristote et, mettons, Out of Africa de Karen Blixen. On peut faire consonner le célèbre verdict aristotélicien : "La poésie est plus philosophique que l’histoire" parce qu’elle fait mieux passer le singulier au général, et sa vérification par la réussite de la catharsis, avec les tendres affirmations de la nouvelliste : "Moi, je suis une conteuse et rien qu’une conteuse", et "Tous les chagrins peuvent être supportés si on les transforme en histoire, si on raconte une histoire sur eux" [16].C’est même très naturellement, sous la plume de Arendt, le terme de "réconciliation" qui vient alors relayer, et comme supprimer-surmonter, celui de vérité : "Dans la mesure où celui qui dit la vérité de fait est aussi un raconteur d’histoire, il accomplit cette ’réconciliation avec la réalité’ que Hegel, le philosophe de l’histoire par excellence, comprit comme le but ultime de toute pensée philosophique, et qui, assurément, a été le moteur secret de toute historiographie qui transcende la pure érudition" ("Vérité et politique", cit., p. 334).
Certes, la vérité est alors, pour Arendt, de l’ordre de la bonne foi et du jugement kantien : "La fonction politique du raconteur d’histoire, historien ou romancier, est d’enseigner l’acceptation des choses telles qu’elles sont. De cette acceptation, qu’on peut aussi appeler bonne foi, surgit la faculté de jugement" (ibid.). Cette bénévolence, et pour tout dire, cette manière d’écraser la réconciliation dans l’acceptation, voire la résignation, ne me paraissent cependant pas les seules connotations possibles, ni les plus appropriées. On peut décidément être plus sophistique et moins judéo-chrétien, en assumant dans toute sa violence la part de fiction constitutive du récit, et donc la part de "fixion", pour reprendre l’orthographe lacanienne, c’est-à-dire de fixation de la fiction, de fabrication décidée, désirée et assumée, du passé et de l’histoire communs. Ce que Gorgias disait à sa manière en affirmant que "Celui qui illusionne (hô aptaêsas, sur apatê, mot grec cette fois plus lacanien que freudien, et qu’on peut tenter de rendre par la séquence "déception, illusion, tromperie, ruse, artifice, passe-temps, plaisir") est plus juste que celui qui n’illusionne pas, et celui qui est illusionné est plus sage que celui qui n’est pas illusionné" (B 23 D.K.). La fiction est, en ce sens, la trope que le meilleur, au sens du "plus utile", fait prendre au vrai ; ou encore, c’est le point d’impact sur la vérité, de ce "bellement politiser" que louait Aristote [17] .
La guerre civile d’Athènes avait duré neuf mois. L’apartheid a duré quelques trente ans. Sans doute convient-il d’apprécier les deux traitements de la mémoire à cette aune-là aussi. Dans le premier cas, nul passé à mettre au jour, tout est immédiatement connu de tous, c’est l’oubli qui est à construire. Dans le second cas, au contraire, le passé est un trou ou une série de distorsions impartageables : full disclosure et tell the story sont les outils de sa construction commune ; si bien que l’amnistie, le fait de "n’avoir pas à répondre de", est d’abord la ruse, la machination, requise pour que les comptes puissent être enfin rendus - logon didonai , comme les magistrats d’Athènes, accountability , rendre ses comptes et faire le compte-rendu, chaque langue jouant ici à sa façon.
Ainsi, deux prescriptions opposées, posées à des siècles de distance, mais sur fonds d’un horizon commun fait d’importance du langage et d’autonomie du politique, aboutissent à une finalité analogue. La proximité politique de ces deux traitements extrêmes de la mémoire apparaît plus clairement encore quand on les confronte à une troisième figure, qu’est l’ordinaire de notre règlement des archives.


3. Archives et temps de latence

La mémoire-archive, celle qui conserve les traces, qui classe et qu’on consulte, est la mémoire normale et généralisée des temps historiques. Elle est soumise à des lois et à des règlements qui sont structurellemnt analogues en France, en Europe, aux Etats-Unis et, sous bénéfice d’inventaire, très probablement dans le monde.
La structure réglementaire de l’archivage est la suivante : on stipule un temps de latence pendant lequel les archives ne sont pas consultables. La durée de ce temps de latence dépend de la nature des archives, elle-même dépendant d’une classification, et admet des dérogations. La réglementation n’est pas seulement un acte administratif, c’est un acte politique, qui est donc sujet à changement. Ces changements sont en général promulgués, bon gré mal gré, à la suite de crises qui affectent le traitement d’archives sensibles (pour les Etats-Unis, par exemple, les "archives du Pentagone" et la guerre du Vietnam). La tendance est à une diminution du temps de latence : ainsi le décret Clinton instaure un délai de dix ans, avec déclassification automatique.
Pour plus de clarté, j’aimerais détailler l’évolution récente de la réglementation française [18].
Avant 1979, le délai général de consultation était de 50 ans. Les documents concernant la guerre de 40 allaient donc être librement consultables en 90. Le décret de 79, toujours en vigueur, "libéralise" à 30 ans. Mais simultanément il institue des "délais spéciaux" pour une liste de documents fixée par le décret d’application de décembre 79. De facto, il "exceptionalise" à 60 ans ou plus (100 ans parfois) tout ce qui concerne la seconde guerre, et en particulier la justice : ces documents ne deviennent consultables qu’en 2000 ou 2010.
La situation devient donc la suivante. La norme est de 30 ans. Mais pour les dossiers médicaux, il faut attendre 150 ans (à compter de la date de naissance), pour les dossiers du personnel 120 ans (à compter de la date de naissance). Il faut attendre 100 ans pour les minutes et répertoires notariaux, les dossiers d’état-civil et d’enregistrement, les recensements et les enquêtes ; cent ans surtout, à compter de la date du dernier document, donc de la date de clôture du dossier, pour tous les dossiers de justice, y compris les dossiers de grâce. Enfin, il faut attendre 60 ans pour tout ce qui concerne la vie privée, la sûreté de l’Etat, la défense nationale. ;
Le décret de 79 a été complété, mais non abrogé, par un décret Jospin en date de 1998. Ce dernier concerne les procédures de déclassification ; il stipule qu’il faut accorder la préférence au délai court sur le délai long ; il influence également les réponses aux "demandes de dérogation", qui bénéficient d’une sorte de "dérogation générale". La situation des chercheurs s’améliore ainsi notablement. Le régime n’en demeure pas moins celui :

Des clauses de secret, ou dispositions restrictives ad actum (intérêt supérieur de l’Etat, vie privée, secret industriel et commercial des entreprises).

Des dérogations ; ces levées partielles du refoulement sont faites à la demande, ou ad personam ; ainsi, on peut communiquer des documents à un chercheur à fin de statistiques, et refuser de communiquer ces mêmes documents à un "amateur" désireux de comprendre qui a fait quoi dans son village.
Le mécanisme des dérogations est en soi très instructif. La demande doit être faite conjointement aux Archives de France et à l’administration-origine : aujourd’hui 90°/° des dérogations sont accordées. Les exceptions sont très régulièrement les suivantes : refus en cas d’archivage unilatéral (celui, légal de la défense et des affaires étrangères, celui, illégal mais toléré, de la préfecture de police), pratiques d’obstruction (lenteur, défaut d’inventaire), mises en cause de personnes vivantes et, en particulier, de personnes à la fois amnistiées et vivantes. Dans ce dernier cas, les documents ne sont jamais communiqués [19]. Cela concerne tous les dossiers d’épuration après guerre, qui ne sont donc communiqués qu’à la génération suivante, si bien que les fils ne peuvent "connaître" leur père avant le jour de sa mort.

D’une manière générale, cela demeure le régime du temps de latence programmé. Ce retard d’accès fonctionne comme un refoulement, qui maintient l’information chaude dans des limbes. Le passé n’arrive jamais directement dans le présent : c’est un passé différé, aseptisé, mort.
Pour le dire crûment : le passé ainsi réglementé est un passé d’historien et de statisticien, jamais un passé de citoyen.
C’est pourquoi l’impératif du "je ne rappellerai pas" comme celui de la full disclosure , le silence et le récit, se retrouvent du même côté, du côté d’une mémoire politiquement vive, face à cette mémoire-archive, traitement écrit de l’écrit, qui vise à dés-intéresser, à dé-politiser la mémoire. On dira que la stasis est au parfait, un passé définitivement clos, achevé, dans le présent ; que l’apartheid est au futur antérieur, tel que le futur se construise au présent dans le passé ; mais que la dernière guerre est au passé composé, programmée pour n’être jamais qu’un has been. Le temps du citoyen a partie liée avec une communauté (je me tais devant "nous", je me raconte devant "nous"), le temps de l’historien a partie liée avec une dichotomie eux/nous, "eux", les spécialistes, les décideurs, ceux qui ont accès aux dossiers, et "nous", la génération qu’on maintient dans l’ignorance, le dépit et la dénégation, en interdisant l’oubli et la remémoration au profit de la seule commémoration.
Arendt souligne, à propos des archives du Pentagone et du rapport Mac Namara, le double danger d’une telle politique de spécialistes. D’une part, "on refuse ainsi au peuple et à ses représentants élus toute possibilité de savoir ce qu’il leur faudrait connaître pour pouvoir se former une opinion et prendre des décisions" : le "nous" est infirme. Mais, d’autre part, "les responsables, qui ont toute latitude d’accéder aux sources, demeurent eux-mêmes tranquillement plongés dans leur ignorance" : sans "nous" instruit, pas de "eux" instruit, puisque leur savoir ou leur ignorance échappe à tout contrôle, si bien que le seul nivellement se fait par le bas - "confusion, mensonge, ... ignorance réellement effarante" [20]. C’est ainsi qu’on édifie une politique sur des non-faits, qui par ailleurs, à la différence des récits qui font l’histoire, sont performés plutôt par un que par tous : comme le souligne cruellement Arendt, gratia de Gaulle, la France fait partie des vainqueurs de la seconde guerre mondiale, et, gratia Adenauer, la barbarie national-socialiste a affecté seulement une petite partie de la population allemande. On retiendra en tout cas, dans ce monde de spécialistes, le titre du film fait par Braumann à partir des archives du procès : "Eichmann, un spécialiste".
Remarques sur le pardon et le repentir
Au début du Memorandum [21], on peut lire :
It is based on the principle that a reconciliation depends on forgiveness and that forgiveness can only take place if gross violations of human rigthts are fully disclosed. What is therefore envisaged is reconciliation through a process of national healing.
The Promotion of National Unity and Reconciliation Bill, 1995, seeks to find a balance between the process of national healing and forgiveness, as well as the granting of amnesty as required by the interim Constitution.
Dans ce memorandum, réconciliation et pardon, forgiveness, sont présentés comme étroitement solidaires, via la full disclosure. Et l’équilibre à trouver se situe entre santé nationale et pardon, d’une part, amnistie, de l’autre.
Cependant, quand on considère, dans The Committee of Amnisty, les trois conditions que doit remplir une demande d’amnistie pour être recevable, le terme de "pardon" n’apparaît pas. Il faut et il suffit que : 1) l’acte soit associé à un objectif politique ; 2) l’acte se situe entre le 1er Mars 60 et la cut-off date ; 3) full disclosure has been made.
Or, la full disclosure elle-même ne requiert apparemment pas le pardon ou le repentir. On lit en effet seulement que : "Full disclosure [...] demands an inquiry into the state of mind of the person responsible for the act". Et l’on sait que l’un des points de controverse effectivement rencontrés, parmi les plus difficiles à gérer par la TRC, a tenu à cette question du pardon : le coupable, souvent face à ses victimes ou à leurs proches, doit-il ou non s’excuser ?
J’aimerais pour ma part plaider pour la sagesse pratique et la beauté politique d’un non-réquisit du repentir et du pardon. On retrouve ici l’autonomie du politique, non par rapport à l’ontologie, mais par rapport à la religion et à la morale. A mon avis, en effet, la réconciliation, la production d’un "nous", n’est pas une affaire de morale, mais une affaire de politique. Il faut distinguer très clairement entre la reconnaissance d’un fait -full disclosure - et la contrition. La reconnaissance du fait est, à elle seule et en tant que telle, un signe d’appartenance à la communauté politique, tandis que le repentir et le pardon relèvent d’une tout autre sphère, éthique ou/et religieuse.
Pour faire comprendre ce partage, on peut revenir une dernière fois à Protagoras, et à son mythe tel que Platon l’expose dans le Protagoras. On sait que l’espèce humaine, mal dotée au jour de sa naissance par Epiméthée l’imprévoyant, allait disparaître de la surface de la terre, quand Prométhée décida de dérober pour elle "la sagesse artiste et le feu" ; mais les hommes avaient beau savoir tout produire et fabriquer, ils continuaient à s’entretuer car ils n’avaient pas pour autant la "sagesse politique". Zeus alors décide de donner à l’espèce un supplément : aidôs qu’on traduit généralement par "pudeur" ou "respect" (le sentiment de ce que l’on doit, à soi et sous le regard de l’autre), et dikê , la "justice" (la norme publique de la conduite). Mais, demande alors Hermès, comment les répartir ? Faut-il les donner à quelques experts, comme la médecine ou l’art de faire des chaussures, ou bien à tous ? "A tous, et que tous les partagent", ordonne Zeus, et, ajoute-t-il, "que ceux qui ne les partagent pas soient mis à mort comme une maladie de la cité" [22].
On s’arrêtera d’abord à cet étrange paradoxe : si tous l’ont, de quelles exceptions peut-il encore s’agir ? Protagoras, dans le discours suivi qui explicite et interprète son mythe, en donne la clef :
"S’agit-il de justice et, plus généralement, de vertu politique, si un homme qu’on sait être injuste vient dire publiquement la vérité sur son propre compte, ce qu’on estimait tantôt bon sens (dire la vérité), on l’estime ici folie, et l’on affirme que tous doivent affirmer être justes, qu’ils le soient ou non, ou encore que celui qui ne contrefait pas la justice est un fou -dans l’idée que nécessairement il n’y a personne qui n’ait en commun la justice d’une certaine manière (pôs) sans quoi il n’est pas au nombre des hommes" [23]
La clef du paradoxe (tous l’ont, et ceux qui ne l’ont pas, tuez-les) est la suivante : tous sont justes, même ceux qui ne le sont pas. Il faut et il suffit en effet qu’ils prétendent l’être pour l’être "d’une certaine manière" : en affirmant qu’ils le sont, ils reconnaissent la justice comme constitutive de la communauté humaine et s’y intègrent par là-même -c’est en quelque sorte l’hommage du vice à la vertu qui universalise la vertu.
L’arrière-plan du mythe, et de l’ensemble du dialogue entre Protagoras et Socrate, est la question de savoir "si la vertu s’enseigne ?" Protagoras tient que tous sont naturellement vertueux et que la vertu s’enseigne, sur le modèle exactement de la langue maternelle : elle aussi, elle d’abord, tous l’ont, et cependant on ne cesse de l’enseigner, de la nourrice au pédagogue. C’est pourquoi la démocratie athénienne est bien fondée à donner à tous sa fameuse isêgoria, l’égalité de parole, la liberté pour tous de parler devant l’assemblée : tous parlent, tous sont justes, tous sont des citoyens. Mais cela n’empêche en rien que certains soient meilleurs que d’autres, sophistes ou hommes politiques, à l’école desquels, ou sous les ordres desquels, il est meilleur, au moins temporairement, de se placer.
L’analyse de Protagoras vaut, mutadis mutandis, pour la pratique de la Commission. A plusieurs niveaux :

Le repentir, l’excuse ou la demande de pardon sont d’autant moins nécessaires que "celui qui ne contrefait pas la justice est un fou". Celui qui parle devant la Commission peut bien soutenir que ses actes passés, même barbares, relevaient de la justice : cette persévérance est encore interprétable ad majorem communautatis gloriam, comme l’indication qu’il n’a cessé d’agir en membre de la communauté. Ce tour de plus verrouille une appartenance, qu’il importe à présent de faire passer d’un état moins bon à un état meilleur.

Ce qui compte, dans la full disclosure, ce n’est pas qu’on déclare son injustice, c’est qu’on déclare son injustice. Cette déclaration est à elle seule la condition de possibilité de l’appartenance à la communauté ; le langage partagé est le réquisit mimimun du "nous". En effet, cette déclaration implique qu’on consent au fait même de la commission, qu’on fait partie de la nouvelle donne. De ce point de vue, il est fondamental que la commissison ne soit pas un tribunal, et qu’on n’ait pas à se soumettre à son verdict. C’est ce tour transcendantal, selon lequel la parole suffit à contraindre au nous, qui est conforté par la création effective, la fixion au moyen des récits, d’un passé partagé.
La parole est un beau moyen politique d’ôter à la haine son éternité.




[1] Pour Athènes, je m’appuie sur un remarquable article de Nicole Loraux, "De l’amnistie et de son contraire", dans Usages de l’oubli, Contributions au Colloque de Royaumont, Paris, Seuil, 1988, p. 22-47, dont je reprends très largement les analyses [désormais cité : Loraux]. En ce qui concerne l’Afrique du Sud, je fais fonds sur l’ouvrage de P. J. Salazar, Afrique du Sud, La révolution fraternelle, Paris, Hermann, 1998 [désormais cité : Salazar]. Quant à l’usage des archives, j’ai beaucoup appris des numéros 177-178 (2ème et 3ème semestre 1997) de La Gazette des Archives, Revue de l’Association des Archivistes Français, "Transparence et secret. L’accès aux archives contemporaines".
[2] Sur tout cela, voir Aristote, Constitution d’Athènes, 33-39 (ici 36).
[4] Nicole Loraux analyse parfaitement les clauses d’exception. Il est en effet permis de mnêsikakein contre "les Trente, les Dix [autocrates qui, après la chute des Trente, ont trahi à nouveau], les Onze [gardiens de prison mis en place par les Trente], les anciens gouverneurs du Pirée [dix personnalités nommées par les Trente]", soit contre la soixantaine des grands fauteurs de crimes pendant la guerre civile, mais -exception qui annule l’exception- il est derechef interdit de mnêsikakein contre ces derniers eux-mêmes "après leur reddition de comptes (euthunas de dounai) ", c’est-à-dire après qu’ils aient reçu quitus de leur usage des deniers publics selon la procédure ordinaire de fin de magistrature. Autrement dit : "la clause d’exception tombe d’elle-même pour ceux qui s’estiment assez irréprochables pour s’exposer au regard du peuple" (Loraux, p. 27), ou encore : les tyrans et leurs sbires sont des magistrats comme les autres.
[5] Ainsi, chez Platon, Lettre VII, 336 e-337 a : "une cité en stasis ne connait la fin de ses maux (kaka) que lorsque les vainqueurs cessent de mnêsikakein par expulsions et égorgements".
[6] Plutarque, Préceptes politiques 17 ; à compléter par Hérodote, 6, 21. J’en déduirais volontiers que Phrynicos était un mauvais poète, qui présentait au lieu de "re-présenter" : sans mimêsis, c’est-à-dire sans la distance du "comme si" qu’introduit l’imitation-représentation, il n’y a pas de catharsis possible, si bien que les passions de haine et de terreur sont convoquées, qu’elles encombrent comme des fantômes non exorcisés, mais qu’elles ne sont pas "purgées". On comprendrait par ce biais, nous y reviendrons, la nécessité de la théâtralisation inhérente à la TRC, ainsi que la consistance symbolique de la mise en scène et de la tournée.
[7] Contre les Mystères, 90-91.
[8] Truth and Reconciliation Commisssion, published by Justice in Transition on behalf of the Ministry of Justice, Introduction by the Minister of Justice, M. Dullah Omar, p. 2 du fascicule.
[9] On peut en proposer bien des versions. La version "onto-théologique" est représentée par la phrase constamment citée par Heidegger "Là où est le danger croît aussi ce qui sauve". Mais je préfère de beaucoup le graffiti, intraduisible en français, que j’ai lu sur les murs de la maison de Desmond Tutu à Cape Town : "[...] how to turn human wrongs into human rights".
[10] La force antiplatonicienne de ce syntagme répété tout au long de l’apologie est parfaitement commentée par Nietzsche dans "Comment le ’monde-vérité’ devint enfin une fable", Le Crépuscule des idoles , trad. H. Albert, Paris, Mercure de France, 1952 : "Le ’monde-vérité, nous l’avons aboli : quel monde nous est resté ? Le monde des apparences peut-être ? Mais non ! avec le monde-vérité nous avons aussi aboli le monde des apparences !" (p. 109).
[11] Gesamtausgabe 54, p. 142.
[12] "Vérité et politique", trad. fr. dans La Crise de la culture [= Between past and future], Paris, Gallimard, 1972, p.330
[13] "Seule demeure la langue maternelle" (entretien télévisé avec Günter Gaus, 28 octobre 1964), Esprit, 6, Juin 1985, p. 19-38, ici p. 20.
[14] Je cite le "Memorandum on the objects of the Promotion of National Unity and Reconciliation Bill", de 1995 : "The purpose [...] is to bring about unity and reconciliation by providing for the investigation and full disclosure of gross violations of human rights committed in the past" (c’est moi qui souligne).
[15] La perception du discours comme essentiellement performatif (c’est l’epideixis sophistique) est affine à son statut de pharmakon, "remède-poison", par différence avec le statut d’organon, d’ "instrument", qu’on lui donne couramment en bonne orthodoxie platonico-aristotélicienne. Je me permets de renvoyer sur ce point au chapitre "Du pharmakon", dans Voir Hélène en toute femme, d’Homère à Lacan, qui explore ce lien évident avec la psychanalyse (Paris, Institut d’Edition Sanofi-Synthélabo, mars 2000).
[16] Aristote, Poétique, 9, 1451 b 5-7. Karen Blixen, citée par Hannah Arendt, dans "Isak Dinesen", Vies politiques [= Men in dark times], Paris, Gallimard, 1974 pour la trad. fr., p. 122-139 (ici p. 124). Ils sont tous deux évoqués ensemble, avec Hegel, dans "Vérité et politique", cit., p. 334. Desmond Tutu reprend exactement cette thématique, par exemple lors d’une conférence, avec sept Prix Nobel, à l’Université de Virginie : "We found, you know, that just by the telling of the story, people have experienced catharsisandthe healing" (Charlottesville,VirginiaNovember 5 1998, SAPA-AP).
[17] On ne s’étonnera pas de croiser ici la piste de l’utilitarisme bien compris d’un Jeremy Bentham dont la politique est, comme celle des sophistes, ancrée dans une critique de l’ontologie et une "théorie des fictions" (voir là-dessus Of Ontology , texte établi par Philip Schofield, dans l’excellent recueil J. Bentham, De l’ontologie et autres textes sur les fictions, traductions et commentaires par J.-P. Cléro et C. Laval, Paris, Seuil, Points-Essais bilingues, 1997).
[18] Loi n° 79-18 du 3/ 1/ 79, et décret d’application du 3 Décembre 1979. Je remercie Jean Pouëssel, qui m’a reçue aux Archives Nationales, m’a facilité l’accès aux documents et m’a expliqué les différents aspects des réglementations et leurs effets pervers.
[19] Il y a quelques cas célèbres chez les initiés, comme celui de tel journaliste de droite, amnistié, vivant, qui gagne tous ses procès sur cette clause réglementaire.
[20] "Du mensonge en politique. Réflexions sur les documents du Pentagone", dans Du mensonge à la violence [=Crisis of the Republic], Paris, Calmann-Lévy, 1972 pour la trad. fr., p. 7-51 (ici p. 34-35).
[21] Memorandum on the objects of the Promotion of National Unity and Reconciliation Bill, 1995.
[22] Je paraphrase ou traduit Protagoras, 320c-322d.
[23] 323b-323c, c’est moi qui souligne.
 
Date de l'article : Tue 31 Jul 2007 5:59
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